Un
article récent du
Guardian a relancé notre débat/ réflexion continue sur ce qui fait l'humain.

Et, du coup, alors qu'on en discutait avec H. hier soir à propos de cet article, une remarque de sa part m'a fait comprendre un truc. Je suis désolé, je vais être un peu long.
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Depuis l'Antiquité et les systèmes philosophiques développés à partir de là, l'homme est défini par sa place dans la Création, que celle-ci soit l'oeuvre des dieux ou de Dieu. Du coup, la singularité de l'homme par rapport à ses congénères animaux et notamment aux mammifères repose sur une notion transcendantale: l'homme est élu de Dieu. On pense, bien sûr, au fameux texte de Pic de la Mirandole.
L'Architecte suprême a choisi l'homme, créateur d'une nature imprécise et, le plaçant au centre du monde, s'adressa à lui en ces termes: "Nous t'avons donné ni place précise, ni fonction particulière, Adam, afin que, selon tes envies et ton discernement, tu puisses prendre et posséder la place, la forme et les fonctions que tu désireras. La nature de toutes les autres choses est limitée et tient dans les lois que nous leur avons prescrites. [...] Nous t'avons mis au centre du monde pour que, de là, tu puisses en observer plus facilement les choses. Nous ne t'avons créé ni du ciel ni de la terre, ni immortel ni mortel, afin que, par ton libre arbitre, tu puisses choisir de te façonner dans la forme que tu choisiras. Par ta propre puissance, tu pourras dégénérer, prendre les formes les plus basses de la vie, qui sont animales. Par ta propre puissance, tu pourras, grâce au discernement de ton âme, renaître dans les formes les plus hautes, qui sont divines."
- De la Dignité de l'homme, 1483
L'Eglise chrétienne n'a eu de cesse, au Moyen Age notamment, de réaffirmer cette singularité humaine en condamnant de mort le péché de bestialité (d'où également la volonté d'empêcher les hommes de "forniquer" à l'instar des bêtes). Néanmoins, et mes lectures actuelles me le montrent, il y a eu des moments d'hésitations: les hommes avaient du mal à ne pas se sentir proches des animaux voire semblables. Ainsi le procès de la Truie de Falaise pour infanticide, l'excommunication des sauterelles (donc elles ont une âme!?!), la vénération du saint lévrier Guinefort.
Les humanistes de la Renaissance et les philosophes et scientifiques des Lumières changent un peu la donne: ils nient parfois l'intervention de Dieu (Lamarck) mais postulent un positivisme: l'homme a évolué d'organismes inertes mais ce fut une amélioration, un progrès.
Arrive Darwin qui nous dit que notre évolution est le fruit du hasard. Un magnifique, somptueux, extraordinaire hasard. Pour l'Eglise c'est un
casus belli: nul hasard dans la Création. Cette querelle dure toujours.
Il n'empêche, avec Darwin -- B. nous a suffisamment alertés sur ce point ces derniers temps -- notre définition de l'humanisme en a pris un sacré coup. Les valeurs sur lesquelles elles reposent sont de fait remises en question. Ainsi, les conséquences de Darwin, si on enlève les garde-fous de la pensée théologique, ont donné le darwinisme social, l'Allemagne des années 1910 puis, faisant de gros raccourcis, la pensée nazie. Attention: je ne dis pas que Darwin est le père du nazisme, ni même son grand-père. Mais si on prend l'idée que nous sommes un hasard, que cet hasard s'explique par notre adaptation, notre sélection par la nature, que l'on prend Nietzsche qui nous dit que Dieu n'existe pas, que l'homme puise sa force en lui-même, cela donne des dirigeants qui appliquent cela aux sociétés humaines en s'inspirant de la colonisation: "nous Européens avons soumis le reste du monde, donc nous Allemands devrions soumettre le reste de l'Europe." (Pour
Mark Mazower, c'est d'ailleurs ce raisonnement qui explique l'échec du IIIe Reich: appliquer ce raisonnement à des Juifs, pour les Européens, c'était tout à fait acceptable, car les Juifs, ce sont des nègres après tout, mais par contre l'appliquer à d'autres populations européennes, "ah bah non alors, on est pas des Juifs/ nègres quand même!")
Après l'épisode des guerres mondiales, du XXe siècle des génocides et des massacres, en réaction, en Europe, nous avons banni ce mode de pensée et du coup Darwin a été jeté avec l'eau du bain. Moins aux Etats-Unis qui, comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, n'ont pas opéré la dénazification ni de leur pensée, ni de leur culture.
(Ce qui m'intrigue c'est que c'est des Etats-Unis que part l'attaque la plus virulente contre Darwin. Du coup, je me dis que les Etats-Unis ont pu absorber les dérives issues du darwinisme (fascisme, nazisme...) mais ont rejeté ce qui remettait en cause leur conception religieuse de la vie. Je pense que cela tient à la compatibilité, au trait d'union qu'est le capitalisme: en effet, le capitalisme libéral, dans la recherche du profit comme signe d'élection de Dieu, s'accommode très bien du fascisme et du nazisme, ce qui fut l'habileté de Mussolini et de Hitler, qui ont effectué un compromis avec les élites, y compris les élites religieuses (n'oublions pas que ce sont les démocrates-chrétiens qui apportent les voix manquantes à Hitler au Reichstag pour instaurer sa dictature en 1934). D'où le paradoxe des Etats-Unis: pays vilipendant Darwin, il est aussi celui qui a le mieux absorber les erreurs d'interprétation de sa pensée.)
Donc, entre 1945 et aujourd'hui, Darwin fut banni de la pensée occidentale. Aujourd"hui, il revient, parce que le spectre du sombre XXe siècle commence à s'éloigner et que les foucaldiens et autres levy-straussiens sont maintenant considérés comme des ploucs arriérés à vouloir tout relativiser.
Or, j'ai l'impression que les termes du débat et la grille de lecture de la pensée de Darwin n'ont pas changé, à cause justement de ce sombre XXe siècle. On a toujours les églises chrétiennes qui s'y opposent et qui développe sa nouvelle arme anti-darwinienne de l'Intelligent Design. On a toujours les crétins qui disent que du coup le racisme ou le racialisme pour le définir à l'anglo-saxonne est justifié et que donc dehors les nègres et les youpins, et on a toujours les humanistes qui disent que Darwin est dangereux parce que justement il donne des billes aux groupes sus-cités.
D'où la nécessité de redéfinir l'humain. B. appelle à une définition pragmatique, ancrée sur le réel, non ouverte à la critique de relativisme, de positivisme. Or, si l'on se base sur les éléments uniquement observables, on est bien incapables de définir l'humain.
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La volonté de donner des droits aux primates est le résultat de deux mouvements concomitants qui visent à ancrer l'humain dans son animalité. Le premier est philosophique ou idéologique: il veut "élargir le cercle de la compassion" aux non-humains (Elizabeth de Fontenay, philosophe française). Le second est scientifique et démontre, l'article du
Guardian en étant une illustration de plus, l'absence de discontinuité entre l'homme et l'animal.
Parallèlement, les évolutions historiques ont eu tendance à remettre en cause la position de l'homme comme animal exceptionnel:
1) Darwin, je n'y reviens pas, a supprimé définitivement, l'idée que nous sommes un aboutissement, un progrès, une amélioration positiviste.
2) La révolution industrielle -- les réactions qu'elle a engendré -- a montré que si nous avions une place exceptionnelle dans notre environnement, c'était plutôt négatif, car nous sommes destructeurs. La vague écologique actuelle creuse cette tendance.
3) Le XXe siècle a montré que nous étions capables de considérer nos semblables comme bons pour l'abattoir (et même pas pour les manger).
Dans les années 1960, des universitaires ont donc attaqué l'humanisme. Peter Singer nous accuse même d'être des "spécistes," c'est-à-dire des racistes d'espèce, ce qui serait encore plus grave que le racisme, car plus profondément ancré. Pour lui, s'inspirant de Jeremy Bentham (clin d'oeil à "Lost":), "la prise en compte des intérêts des individus doit s'étendre à tous les êtres: noirs, blancs, masculins, féminins, humains ou non-humains." La seule chose qui compte c'est la capacité de sentir, donc d'éprouver de la souffrance. Les singes sont donc des individus à part entière. Un chercheur français, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, a récemment étendu l'idée aux vers de terre qui produisent des substances antidouleurs donc ils ressentent la douleur, donc ils doivent bénéficier des mêmes droits que nous.
Ces penseurs ont nourri en retour les mouvements pro-animaux et même les groupuscules radicaux qui sabotent les laboratoires de recherches, dénoncent les recherches sur les rats comme des nouveaux Auschwitz. Ainsi, Charles Patterson, a publié en 2002 (2008 pour la traduction française) un ouvrage,
Eternel Treblinka, des abattoirs aux camps de la mort, où il cherche à montrer que les nazis se sont inspirés des abattoirs de Chicago pour mettre en oeuvre la "solution finale." Récemment, lors d'une conférence à Blois sur le post-humain, nous avons pris la mesure des groupes post-humanistes ou trans-humanistes qui pointent les atrocités commises par les humains pour chercher à aller au-delà de notre humanité -- en ne devenant plus que conscience et esprit, refusant notre corps, pour les "post" et en altérant notre corps avec des implants cyber, en opérant des croisements moléculaires et génétiques avec des animaux pour les "trans."
Elizabeth de Fontenay parle de notre "anthropolâtrie" mais s'oppose aux prises de position utilitaristes de Singer (qui considère que l'euthanasie des enfants lourdement handicapés se défend par principe de la prise en compte des intérêts bien compris ou qui défend moralement la zoophilie -- où l'on retrouve le bestialisme du christianisme médiéval...). Elizabeth de Fontenay critique l'humanisme qui sanctifie l'humain mais refuse de parler "d'animal humain."
A l'inverse, certains philosophes et intellectuels disent qu'il faut intégrer les grands singes au genre Homo et proposent de leur accorder des "droits de l'homme." Un juriste américain, Steven Wise, propose d'accorder la personnalité juridique aux chimpanzés et bonobos. Peter Singer (toujours lui) et Paola Cavalieri proposent d'accorder aux grands singes les droits de l'homme suivants: droit à la vie, protection et liberté individuelle et interdiction de la torture. D'ailleurs, les primatologues observent que l'humain n'est pas le seul animal à torturer, les chimpanzés la pratiquent également.
Alors, comment se placer face à tout cela?
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Dans deux articles récents de
L'Histoire, Olivier Postel-Vinay (chez lequel j'ai puisé nombre des références citées ci-dessus, rendons à César...) fait le point.
L'homme est-il le seul animal doté d'un sens moral? La réponse est non pour Darwin, confirmé par Jane Goodall qui a observé les chimpanzés dans les années 1960. Les primatologues insistent: nos cousins possèdent un sens moral. La figure de proue est Frans de Waal qui a montré, avec d'autres, que les primates sont capables d'empathie, de se mettre à la place de l'autre et de soulager sa peine. Le psychologue Marc D. Hauser, spécialiste du comportement social et de l'altruisme chez les singes moins proches de l'homme que le chimpanzé, considère que l'homme possède une grammaire morale innée (à l'instar de la grammaire innée des fondamentaux du langage décrite par Noam Chomsky dans les années 1950). Le neurobiologiste Antonio Damasio confirme: une lésion grave du lobe frontal peut supprimer des facultés intellectuelles à un humain mais son sens moral perdure, ce qui montre que ce dernier provient du "cerveau des sentiments" et non du neo-cortex, donc par les formations plus anciennes du cerveau.
L'homme est-il le seul animal à développer une culture? Non, car les primatologues ont démontré que les singes utilisent des outils et qu'ils transmettent ces techniques aux membres à venir de la communauté. Les corbeaux également développent une culture.
L'homme se distingue-t-il par ses gènes? Non, ou oui mais très peu: les généticiens montrent que nos gènes sont quasi-identiques. Les neurologistes montrent que le cerveau humain est presque semblable à celui des singes.
Alors
quid de l'homme?
Pour Noam Chomsky, "l'homme est le seul animal doué d'un véritable langage."
Récemment, j'ai appris la théorie selon laquelle la disparition de Neandertal s'expliquerait par la forme de sa mâchoire qui, même s'il parlait (ce dont on est pas sûrs), l'aurait empêcher de former des sons complexes et donc de développer un langage complexe et donc une pensée complexe. Or, Sapiens Sapiens, avec sa mâchoire mieux taillée pour le langage, aurait pu développer la complexité symbolique et donc l'anticipation et donc avoir toujours un tempes d'avance sur Neandertal. Dans le contexte darwinien de la sélection du mieux adapté par la nature, Sapiens Sapiens a survécu, Neandertal a disparu. B. n'aime pas cette théorie qui donne la primauté au langage et donc à la culture. Pourtant, elle est confirmée par Coppens: "Je me demande si le doux continuum
Habilis-Ergaster-Erectus-Sapiens ne porte pas la marque d'une
rétroaction de la culture sur l'évolution biologique. Quels peuvent en être les mécanismes? Nous ne les connaissons pas vraiment. Nous pouvons dire que l'environnement et la culture ont fait l'homme, mais nous ne savons pas vraiment ce qu'il s'est passé." (Y. Coppens, entretien à
L'Histoire, n° 293. Je souligne.) Sans doute est-ce là l'héritage foucaldien...
Evidemment, cela va à l'encontre des biologistes. Coppens qui dit qu'on ne peut pas mettre une frontière entre Habilis, Erectus, Sapiens. Ces mêmes biologistes considèrent que Sapiens est bien une nouvelle espèce, suite à une mutation génétique. Or, il se trouve qu'ils auraient déjà identifié un gène. Et ce gène est impliqué -- ô coïncidence troublante! -- dans des troubles du langage!
Enfin, je reviens sur les travaux que j'avais déjà cité. "Les points de vue du paléontologue et du généticien peuvent se rejoindre" (Olivier Postel-Vinay, "Qu'est-ce qu'un homme?"
L'Histoire, n° 293) avec le cerveau, "vecteur central de l'évolution. Tout le monde s'accorde sur ce point: par des voies obscures, notre singularité a surgi d'une hypertrophie du cortex préfrontal" qui nous permet d'être "l'
espèce symbolique" (Terrence Deacon, neurobiologiste américain auteur d'un
The Symbolic Species. The Co-Evolution of Language and the Brain au titre évocateur), une espèce capable d'agencer des réseaux de symboles abstraits. Pour le biochimiste anglais Charles Pasternak, la croissance cérébrale a fait exploser le
comportement exploratoire (
quest) existant chez tout animal. Il définit un continuum qui va de la recherche de la nourriture à la recherche de la vérité (
Quest. The Essence of Humanity).
En d'autres termes, l'humain se définit par sa nécessité de trouver des explications. Les Grecs avaient raison en un sens: la religion est le propre de l'homme.
B. n'aime pas non plus cette définition, car il pense qu'elle est transcendantale, c'est-à-dire définie par l'extérieur, et donc pas meilleure que celle des humanistes par laquelle j'ai ouvert cette longue réflexion. Mais pourtant en définissant l'homme comme celui qui cherche du sens, ces scientifiques se basent sur des données biologiques, pragmatiques, observables, utilitaristes. Notre recherche de sens vient de notre cerveau. Or, pour le moment, les scientifiques n'ont pas observé un tel comportement chez les autres animaux. Maintenant, cela a donné à l'homme la pulsion de se définir en inventant des notions transcendantales. Il est nullement question de considérer ces notions comme définition de l'homme, mais de considérer la pulsion elle-même.
Donc, si l'on reprenait le texte de Pic de la Mirandole, il a raison sur un point: l'homme cherche sa place dans le monde. Maintenant, je propose que l'on ôte Dieu de ce texte. Que l'on remarque, en utilisant Darwin, que ce n'est pas Dieu qui l'a placé au centre, mais qu'il s'y est placé lui-même et que donc il est nécessaire qu'il descende de son piédestal (d'autant que vu ses actions dans les siècles passées, il n'a guère de quoi être fier) et qu'il reconnaisse qu'il est là par le fruit du hasard. Mais ce hasard ne l'empêche pas, ne doit pas l'empêcher de continuer à chercher du sens et peut-être, peut-être de le trouver un jour -- ou pas -- et de découvrir, finalement, qu'il ne serait pas le seul. Et dans ce cas, on aura encore à redéfinir l'humain. De toutes façons, si l'on accepte la théorie de l'évolution, on accepte que les choses ne sont pas figées et donc que nos définitions doivent sans arrêt être des redéfinitions.